Les lettres persanes

Lettre 30 : Comment peut-on être Persan ? (1721)






Introduction :

     Montesquieu, issu d'une grande famille de parlementaires bordelais, a passé une grande partie de sa vie à fréquenter les salons parisiens. Il consacre également énormément d'intérêt et de temps aux voyages. Il est caractérisé par une ouverture d'esprit et une faculté d'adaptation peu commune. Les philosophes du 18ème siècle reconnaissent en Montesquieu leur précurseur ; ses idées inspirent leur combat. Il a défendu la conquête de la raison, de l'esprit de tolérance et, en politique, la séparation des pouvoirs. Les lettres Persanes ont été publiées anonymement en 1721 à Amsterdam. Il s'agit d'un roman épistolaire qui présente la correspondance de deux Persans et leurs compatriotes restés en Perse. Ils font part de leurs étonnements devant le comportement des Parisiens et devant leurs découvertes. Ce procédé permet de faire passer critique, satire et réflexion philosophique sous une forme agréable en évitant par la même occasion la censure. Dans l'extrait que nous allons étudier, l'un des Persans raconte une aventure personnelle. A travers le genre épistolaire et le thème du regard, ce texte propose une réflexion philosophique.


Lecture du texte

RICA AU MEME.  

A Smyrne.

    Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable! Je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
    Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à la charge: je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: " Ah! ah! monsieur est Persan? C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan? "

A Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712    

Annonce des axes

Etude méthodique

I - Les marques de l'épistolaire

  1. les indices d'énonciation


  2. - locuteur et destinataire " Rica à Ibben, à Smyrne "
    - pas d'entête
    - lieu d'énonciation, date (dans le calendrier persan) + année
    - remarque : fiction romanesque ramène fin du règne de Louis XIV
    - indice " je ", le locuteur est extrêmement présent, très impliqué à importance de l'anecdote personnelle

  3. des qualités de conteur


  4. - récit avec un certain humour
    - il fait un récit en se moquant de lui-même dont la célébrité ne le rend pas orgueilleux
    - énumération, parallélisme "  si j'étais… ", comparaison

  5. distanciation


  6. - narrateur à distance fait sentir par l'humour et l'ironie qu'il n'est jamais dupe
    - On voit que le personnage est suffisamment lucide et sage pour faire l'expérience de changer d'habit pour voir les réactions et faire ressortir le caractère infantile des Parisiens à réflexion scientifique

II - Le thème du regard

     Le Persan a l'art de raconter, deux aspect du regard porté sur lui, lui permettent d'arriver à une conclusion.
  1. le Persan regardé


  2. - champ lexical du regard : " vu ", " voyait " souvent employé au passif, il subit donc tous les regards, marque d'impolitesse
    - personnage multiplié dans l'espace
    - " Il faut avouer qu'il a l'air bien Persan " à il fait l'unanimité " partout ", " tout "
    - imparfait provoque un effet de durée
    - curiosité universelle : tous les âges confondus et tous les sexes
    - La curiosité augmente, de plus en plus aiguisée : " lorgnette ", on vend le portait du Persan, c'est un moyen de distraire l'ennui.
    - Il se sent menacé ensuite, il se sent violé dans son intimité.
    - hyperbole " tout le monde ", " cent ", " mille "


  3. le Persan ignoré


  4. - décision expérimentale
    - Deux raisons à l'expérience : la lassitude et l'expérimentation
    - champ lexical du regard disparaît, il n'est plus regardé
    - brutalité du changement " j'entrais tout coup dans un néant affreux ", " l'attention et l'estime publique " à les Parisiens sont superficiels, ils ne jugent que par l'apparence
    - Il est devenu anonyme, inintéressant, ignoré.
    dans les deux cas, attitude d'impolitesse de la part des Parisiens


  5. la contre épreuve


  6. - il rappelle son origine et il redevient intéressant " bourdonnement ", métonymie de l'intérêt
    à retour de la curiosité
    - parallélisme à la fin du premier paragraphe et en fin de deuxième
    " il faut bien avouer qu'il fait bien Persan "
    " Comment peut-on être Persan ?" à implicitement comment peut-on être autre chose que Parisien ? ils se prennent pour le modèle.
    le Persan ne se repère que par l'habit.

III - Les réflexions inspirées par le texte

     Cette anecdote rend le lecteur actif en le laissant tirer les conclusions.
  1. mise en cause des Parisiens


  2. - effervescence
    - curieux, badauds
    - superficiels
    - ignorant, naïf
    - idées toutes faites
    - instinct de réguère (tout le monde veut faire les même chose)
    - manque de courtoisie et d'égard
    à critique des comportements irréfléchis, ils jugent les gens sur les apparences

  3. réflexion philosophique


  4. - l'être humain a du mal à raisonner juste, aucun raisonnement personnel (comportement des Parisiens)
    - problème de l'identité de l'être et problème des différences
    - y a-t-il une différence de nature ?
    Montesquieu à travers des attitudes légères et mondaines sous l'image d'un Persan pose des questions profondes.


Conclusion :

     Montesquieu, à travers le personnage du Persan, met en valeur le genre épistolaire, souligne l'importance du thème du regard et présente avec vivacité, humour et ironie une anecdote légère qui nous invite à des réflexions profondes. Il nous révèle le rôle de l'étonnement et nous invite à une comparaison implicite entre le Parisien et le Persan au bénéfice de ce dernier et nous amène ainsi à entrer dans la notion de relativité.



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